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Les habitués du Monopoly le savent depuis sa création en 1935, « Avenue Matignon », c’est la carte de la gagne. Moins prisée a priori que la rue de la Paix et ses joailliers, moins bling-bling que la touristique avenue des Champs-Elysées, elle demeure imperturbablement rentable. Les grandes maisons de ventes aux enchères l’ont compris avant les autres, préférant leur cher 8e arrondissement au quartier Drouot.
Depuis une demi-douzaine d’années, les galeries s’y précipitent aussi. Une trentaine d’entre elles, réunies en association, lancent d’ailleurs le 14 octobre une première nocturne avec musique et food trucks à la sauce arty. « M’installer ici, c’est une évidence », affirme Raphaël Durazzo, qui après avoir fait ses armes dans la finance s’est reconverti dans le commerce d’art moderne en reprenant l’ancien espace du couturier Pierre Cardin, rue du Cirque. Même « évidence » pour Hélène Bailly, deuxième génération de marchands d’art de la rive gauche. Après avoir exercé huit ans rue de Seine, la jeune femme s’est relocalisée en 2017 en face de l’Hôtel Bristol. « J’y ai deux fois plus de clients que rue de Seine », dit-elle sans détour.
Auprès des tables prisées pour les rendez-vous des avocats d’affaires et des banquiers, l’américain Gagosian a ouvert la voie, suivi par White Cube, autre géant installé quant à lui en étage, recevant sa clientèle dans un appartement typiquement bourgeois.
Ici on montre des hits, des stars, avec plein de zéros, sur des murs blancs, un parquet en chêne rassurant ou une moquette épaisse, beige, grège ou écrue. Mais pas seulement. Ce mois-ci, deux nouvelles enseignes du Marais, Continua et Edward Mitterrand ont choisi de s’y dédoubler, suivant l’exemple de Nathalie Obadia, qui a rajouté en 2021 à son grand espace du quartier Beaubourg une nouvelle adresse chic, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Pourquoi cette ruée vers l’ouest, confirmée en 2023 par l’ouverture de la galerie Hauser & Wirth près de l’avenue Montaigne ? « On ne peut plus circuler depuis la fermeture de la rue de Rivoli aux voitures », argumente Raphaëlla Riboud-Seydoux, directrice de la Galerie italienne, qui déménage à la fin de l’année rue du Faubourg-Saint-Honoré. Celle-ci avait d’abord misé sur la rue du Louvre et le voisinage de la Bourse de commerce de François Pinault. « Nos clients ne prennent pas le vélo ou la trottinette », dit-elle. La perspective d’une heure d’embouteillage, même assis à l’arrière d’une berline, décourage les plus pressés ou les moins motivés, enclins à faire sauter le rendez-vous de trop, celui du galeriste.
Tous les dix ans, le monde de l’art parisien déménage ainsi au gré des changements urbanistiques, des opportunités immobilières et de l’émergence de mastodontes culturels. Le déménagement en 2025 de la Fondation Cartier face au Louvre promet de redistribuer les cartes au centre de la capitale. « Jamais de ma vie je n’aurais pensé lancer un mouvement », s’amuse Alexandre Devals, installé depuis 2022 dans un joli petit écrin de 15 mètres carrés dans les jardins du Palais-Royal. « C’est le pied, on est au cœur de l’histoire de l’art entre le Louvre, l’Institut national d’histoire de l’art, la BNF. »
Ces atouts n’ont pas échappé à la galerie new-yorkaise Peter Freeman, qui ouvre le 17 octobre un espace de 140 mètres carrés doté d’une immense vitrine, rue Montpensier. Le marchand, versé dans l’art conceptuel, connaît depuis longtemps les mérites de la capitale. Il a tenu boutique rue Quincampoix, à proximité du Centre Pompidou, jusqu’à ce que son espace ne soit ravagé par un incendie. « En dix ans, Paris a changé : il fallait absolument être près du Marais, le choix s’est ouvert à d’autres quartiers », estime Peter Freeman. D’expérience, ce francophile estime que ses collectionneurs pointus sauront toujours trouver le chemin de sa galerie, ultracentrale.
Jocelyn Wolff doute aussi de la vision du marché de l’art assimilé à un commerce de proximité. « L’adresse, c’est important, mais il ne faut pas croire que les grandes fortunes viendraient vous voir parce que vous êtes collé à eux. Il faut être introduit. » Avec trois autres confrères pionniers – Air de Paris, In Situ et Vincent Sator –, le galeriste a fait le pari en 2019 de bousculer la cartographie de l’art, jusque-là centrée sur trois quartiers parisiens, Saint-Germain-des-Prés, Belleville et le Marais, en créant l’enclave de Komunuma, au-delà du périphérique, à Romainville (Seine-Saint-Denis). Même si les relations sont tendues avec son bailleur, Fiminco, qu’il poursuit en justice pour malfaçons, Jocelyn Wolff n’a pas de regret.
Depuis cinq ans, le quartier se raconte comme la promesse d’un Brooklyn. Un écosystème s’est mis en place, avec l’installation des réserves du Fonds régional d’art contemporain Ile-de-France. L’effet d’entraînement a fait venir la danseuse Blanca Li et l’école de design Parsons Paris. Et tout récemment la galeriste russe Ekaterina Iragui. Cette francophone n’a pas hésité longtemps avant de poser ses valises à Paris, en quête d’oxygène et d’un brin de sérénité. « C’est la ville des dissidents », résume l’exilée. A Komunuma, elle dit avoir trouvé des confrères qui lui ressemblent. « On a la même taille, et la même mentalité, confie Ekaterina Iragui. J’aime l’idée du cluster, sortir du Paris carte postale, s’installer dans des lieux industriels. Chez nous, l’art contemporain a toujours été un art underground, non conformiste. »
Et le Marais dans tout ça ? « C’est notre identité », résume Philippe Charpentier, qui, avec son associé, Alex Mor, a déménagé dans l’ancienne espace de la galerie GB Agency. « Il y a une concentration inégalée de bonnes galeries, et quoi qu’on en dise, les gens aiment toujours pouvoir faire un tour d’une dizaine de galeries. » David Zwirner abonde. Quand les autres cadors du marché lorgnaient le 8e arrondissement, lui a fait le choix de s’installer dans l’ancien espace sous verrière du galeriste Yvon Lambert, rue Vieille-du-Temple.
C’était en 2019, avant les pistes cyclables et la priorité aux piétons. « Vous croyez que j’aurais fermé neuf mois pour faire restaurer la verrière et gagner des mètres carrés si je ne croyais pas dans le Marais ? », ironise le marchand. La galeriste de San Francisco Micki Meng ne s’est pas posé beaucoup de questions en ouvrant récemment une antenne à 10 000 kilomètres de chez elle, en face du Centre Pompidou. Elle n’ignorait rien de la fermeture en 2025 de la raffinerie de Piano et Rogers pour une durée de cinq à sept ans. « Mais on reste optimiste, il y a une dynamique de quartier », veut croire Ferdinand Blaise, qui dirige la greffe parisienne.
Ces ouvertures, déménagements et agrandissements masquent un marché de l’art en souffrance. Le gâteau s’est considérablement rétréci. La cote de certains artistes, qui voilà encore quelques années caracolaient au sommet, a dégringolé. Des galeries respectées, de toutes tailles, ont fermé à Paris comme à New York. D’autres sont sur le point de tirer le rideau. Dernière en date, Fitzpatrick, la galerie de Los Angeles qui s’était délocalisée à Paris, vient d’annoncer sa fermeture après dix ans d’existence.
Les très gros n’échappent pas au marasme. Les comptes de la maison de ventes Sotheby’s, qui inaugure le 16 octobre un espace flamboyant rue du Faubourg-Saint-Honoré, sont dans le rouge. D’après le Wall Street Journal, la maison de ventes de Patrick Drahi accuse une dette de 1,8 milliard de dollars (1,65 milliard d’euros). Et elle a repoussé de six mois le règlement de ses transporteurs et restaurateurs. En août, la société annonçait une chute de 88 % de ses bénéfices au premier semestre 2024.
Au même moment, sa rivale Christie’s, propriété du magnat du luxe François Pinault, voyait le volume de ses ventes chuter de près d’un quart. Le galeriste Frank Elbaz fait ce douloureux constat : « On a travaillé sur dix ans avec une classe de collectionneurs d’une quarantaine d’années, qui se sont rendu compte que l’art contemporain, ce n’est pas liquide. Ça ne se revend pas vite. » Voire, dans certains cas, pas du tout. David Zwirner préfère relativiser l’étendue de la crise. « Oui, il y a une correction, oui, certains prix ont baissé, oui, les spéculateurs sont hors circuit. Mais c’est tant mieux. »
Mathieu Paris, l’un des directeurs de White Cube, tempère aussi. « On a deux guerres, des élections cruciales avec de gros enjeux aux Etats-Unis, ça contribue à une incertitude. Mais suis-je en panique ? Non. » Pas question pour lui de décourager les collectionneurs que la guerre en Ukraine, l’embrasement du Moyen-Orient, la hausse des taux d’intérêt et la fin de l’argent gratis n’avaient pas déjà refroidis. « Il faut avoir d’abord l’art en tête et en prendre soin, défend Peter Freeman. Parce que ceux qui ne réfléchissent que par le prisme économique ont toujours tort. »
Roxana Azimi
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